Bobard

 "   La langue française n'est pas avare de mots pour qualifier des messages vides de sens ou carrément mensongers: entre autres billevesée, baliverne, faribole et la coquette coquecigrue. Si l'on ne tient pas à y mettre les formes, sottise et connerie conviennent aussi.

Affiche pour le film "le corbeau"

Néanmoins, bobard semble celui qui correspond le mieux à l'objet de cette chronique. Selon le dictionnaire du CNRS, ce mot «très familier» caractérise «un propos, un conte mensonger ou fantaisiste destiné à tromper un public généralement crédule». Je le préférerai donc à canard, déjà destiné à d'autres navets, et à canular qui implique une volonté ludique sans méchanceté qui fait défaut au bobard.

Tout sur le mot bobard, Centre de documentation pédagogique, 6 11 97, 4 minutes

 

La rumeur, donnée comme un possible synonyme dans certains ouvrages, me semble disqualifiée pour deux raisons:

  • une rumeur peut être infondée ou pas. Elle est ainsi souvent utilisée par des politiques pour tester la réaction que provoquerait (que provoquera) sa confirmation,

  • le bobard ne provient pas toujours, comme on le verra, d'une rumeur. Il peut être énoncé comme une vérité par une personnalité dont les attributions ou les ambitions devraient lui conférer une crédibilité insoupçonnable.

On pourra objecter que ce mot «très familier» n'est guère plaisant à prononcer et à entendre avec sa terminaison en ard souvent (pas toujours) péjorative puisqu'elle le place en compagnie entre autres de bambochard, de capitulard, de cossard, de soiffard, de soudard, de vicelard et de zonard.

319 mots se terminant par ard

 

Mais au contraire, cette connotation argotique qu'il tient de son origine me semble une raison supplémentaire de le retenir: pourquoi choisir un mot distingué et digne de respect pour qualifier ce qui n'a aucune de ces deux qualités ?

 

Page de couverture du Miroir durant la guerre 14 18

D'aucuns pourraient aussi mettre en avant le côté vieilli de bobard, un mot qui a connu son heure de gloire durant la guerre 14-18 (les bobards de popotes cités par Jules Romains dans Les hommes de bonne volonté) quand la presse de l'arrière (Le Miroir par exemple, un miroir déformant s'il en est) n'évoquait que nos replis stratégiques, que la férocité bestiale de nos ennemis héréditaires en se gardant bien de faire connaître les assauts mal préparés dont les seuls résultats aboutiraient à allonger les litanies impressionnantes des héros «morts pour la patrie» sur les stèles commémoratives qui orneraient plus tard nos villes et nos villages.

 

Petit panneau "Warning Fake News"

On peut alors être tenté de franciser ces omniprésents «fake news» en feïqueniouzes (avec un eï en remplacement du a car sa prononciation s'approche le plus du a anglais, comme dans koweïtien ou Leïla).

 

Présenté ainsi en version française, le mot offre  opportunément des consonances encore plus  rebutantes que bobard à la faveur de son «fec» initial qui évoque des contingences peu ragoûtantes de la condition humaine et avec sa terminaison en «ouze» particulièrement goûtée par les arsouilles argotantes (bagouze, barbouze, flouze, partouze...).

 

Pour autant, la francisation devait demeurer l'apanage de choses nouvelles n'empruntant rien à la Nation et, surtout, ne créant pas des mots faisant double emploi avec d'autres préexistants. Tel n'était à l'évidence pas le cas des feïqueniouzes.

Une autre orthographe pour "fake news", Librairie Tropiques Paris

 

J'en étais là de mes réflexions quand mes investigations m'apprirent qu'une troisième option avait été retenue quelques mois auparavant. En effet, début octobre 2018, une commission composée de 19 experts et présidée par le premier ministre (belle application du principe de délégation …) avait conclu ses travaux un an après sa création en choisissant infox comme substitut agréé.

Publication au Journal Officiel de Infox, LCI , 4 10 2019, texte

Tueur d'insectes Fly-Tox

Infox, une combinaison de info et de intox dont la musique m'évoqua instantanément le tueur d'insectes de mon enfance, le fly-tox (prononçé flitox), un pulvérisateur d'insecticide à base de DDT que l'on actionnait avec une sorte de pompe à vélo. Comme son nom le laissait supposer, cet appareil ne devait rien à l'imagination de Français puisque l'on trouvait son origine dans l’État d'Ohio.

Pour une opération de francisation, infox n'était donc pas vraiment une réussite et, face au déferlement de bobards, fallait-il redouter une infoxication ?

Démonstration d'utilisation d'un appareil fly-tox, 2 minutes

 

A l'étonnement qui m'avait saisi en apprenant qu'une année pleine avait été nécessaire à l'obtention du consensus de 19 experts sur infox s'ajouta celui résultant de la connaissance des autres candidats qui avaient été un temps pressentis par ces doctes personnes, entre autres fallace et infausse...

 

Je ne fus pas surpris en revanche de constater que l'Académie Française ne se soit pas saisie du sujet. J'avais en effet observé en 2016 en consacrant une chronique à l'orthographe que, sous l'autorité de sa secrétaire perpétuelle et en contradiction avec l'article 24 des statuts de l'institution, la règle adoptée voulait que «la langue évolue toute seule et l'orthographe aussi».

 

On l'aura compris au terme de cette longue digression, je maintiendrai donc l'usage du mot bobard en lieu et place de feïqueniouze et de infox pour traiter d'événements qui en leur temps ne m'avaient pas échappé mais dont je n'avais guère cherché jusqu'à présent les tenants et les aboutissants, événements qui me paraissent assez représentatifs des différents types de bobards qui perdurent au fil du temps :

  • en 1956, une gamine de neuf ans, aussi douée pour le piano que pour la dissertation, Minou Drouet, se voit contester sa qualité d'auteur de poésie en dépit de preuves indéniables: elle serait trop jeune;

  • en 1969, une rumeur maligne cible des commerçants très majoritairement juifs d'Orléans: dans leurs salons d'essayage, ils captureraient des jeunes femmes dans le cadre d'une «traite des blanches»;

  • en 1983, l'affaire des avions renifleurs qui s'est étalée de 1976 à 1979 est révélée par la presse: de hauts responsables hyper-diplômés se sont laissés berner par deux prestidigitateurs véreux qui leur promettaient de détecter des gisements de pétrole en les survolant;

  • en 2001, dans la Somme, des inondations plus envahissantes qu'à l'ordinaire sont imputées par une partie des victimes au choix supposé du gouvernement de détourner les eaux de la Seine afin de préserver Paris;

  • en 2019, le concept inauguré sous la présidence de Donald Trump de faits alternatifs est repris par des aspirants Français aux plus hautes responsabilités à l'occasion de la signature d'un traité de coopération avec l'Allemagne. Dans cette déclinaison des bobards, les bobardiers ne se cachent plus derrière des rumeurs (le mot bobardier est encore plus vieilli que bobard mais, comme lui, il demeure d'actualité).  "

 

Les 6 ouvrages suivants ont été consultés pour la rédaction de cette chronique :

Arbre, mon ami, Minou Drouet, Julliard 1956

La rumeur d'Orléans, Edgar Morin, Éditions du Seuil 1969

Le statuaire et la statue de Jupiter, Jean de la Fontaine

Rumeurs – Le plus vieux média du monde, Jean-Noël Kapferer, Editions du Seuil 1987

Folles rumeurs, Matthieu Aron et Franck Cognard, Stock 2014

Le désenchantement de l'internet, Romain Badouard, FYP Éditions 2017

ainsi que :

L'Observateur n° 2827, Voyager dans la fabrique du mensonge (en Macédoine), Doan Bui, janvier 2019

 

Textes entre guillemets extraits de l'Abécédaire d'un baby-boomer

 

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