Roman national

2016 Fabulistes

"    En béarnais, deux mots différents sont utilisés pour désigner l'histoire :

  • istoria pour l'histoire en tant que science,
  • istuera qui concerne les histoires qu'on raconte, les nouvelles, les blagues (écrites ou orales).

Dictionnaire franco-béarnais en ligne ouvert à la lettre H d'après le livre de Hubert Dutech

Grand-mère Angèle en 1983 (à 81 ans)
Grand-mère Angèle en 1983 (à 81 ans)

C'est sans doute pourquoi la grand-mère de mon épouse, béarnaise, quand elle évoquait un voisin qui racontait des histoires plus ou moins crédibles, un farceur qui fabulait le nommait historien en français (elle parlait couramment le béarnais mais son entourage la comprenait de moins en moins).

Pour ne pas faire de confusion entre les authentiques historiens et ceux qui s'inspirent de l'histoire pour raconter des histoires à leur façon, j'utilise ici le mot peu usité de nos jours de fabuliste, un mot dont a tendance à penser qu'il est réservé à des auteurs de fables bien léchées (en vers, ce sera mieux et l'on pense aussitôt à Jean de La Fontaine) mais qui, en vérité, est étendu à tout écrivain ou beau parleur qui compose des fables, une fable étant elle-même définie "ce qui sert de matière, de sujet à un récit".

En l'occurrence, le fabuliste est donc un écrivain qui s'inspire de l'histoire (istoria) pour raconter une histoire (istuera).

Dictionnaire en ligne du CNRS (Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales CNRTL) ouvert à fabuliste

 

Certains le font sans prétendre écrire l'Histoire et en annonçant ouvertement leurs intentions :

  • comme Sacha Guitry "choisissant dans l'Histoire les événements qui lui permettront de faire le bonheur de tous, de rendre heureux, de plaire pour faire plaisir" (extrait d'une conférence de Jean Piat)

Sacha Guitry et l'Histoire (conférence de Jean Piat), Canal Académies, 31 12 2004, texte

  • comme Jean Teulé traitant par le burlesque des événements négligés par la "grande Histoire"

Jean Teulé aime gratter la fresque historique (entretien à la sortie de "Entrez dans la danse") , Ouest France, 1 3 2018, texte

 

D'autres écrivent l'histoire pour servir un dessein personnel et/ou sociétal. Ainsi Philippe de Villiers est-il à la fois un fabuliste de l'histoire de la Vendée (les scenarii écrits pour les spectacles du Puy du Fou) et un fabuliste de sa propre histoire (ses livres autobiographiques et ses conférences où il conte comment il a "fait de la politique autrement" et de ce fait est devenu un "influenceur" émérite).

Il est un autre grand "influenceur" qui écrit des livres d'histoires à succès, Lorant Deutsch,  que je n'ai pas lu car je préfère toujours me documenter auprès d'historiens que d'autres professionnels (je ne serais pas plus intéressé par un historien qui s'essaierait à faire l'histrion ...). De plus, ses déclarations ont suffi à m'alerter :

  • "Je suis un chouan de l'Ouest" et l'utilisation du mot "génocide" pour ce qui est advenu en Vendée le rapprochent à l'évidence des convictions royalistes de Philippe de Villiers,
  • L'idée de supprimer la démocratie représentative assimilée à une "star academy",
  • "La religion est le creuset de notre identité" alors que la laïcité française est son acquis primordial.

Sa conception-même de l'histoire est aux antipodes de la mienne "L'histoire doit distraire mais plus encore fédérer". Non, il y a d'autres manières de se distraire tandis que l'histoire doit susciter la réflexion et intéresser comme a su si bien le faire l'historien Marc Ferro dans ses livres et avec son "histoire parallèle" (vue de la France et de l'Allemagne au travers des images d'actualité pendant la guerre).

Il appartient aux politiques de fédérer leurs partisans sur la base de leurs projets pour l'avenir et pas sur celle d'une réécriture du passé.

 

Dans leur ouvrage "les historiens de garde", les auteurs documentent l'usage fait par Lorant Deutsch du mot éclairage, lequel recouvre en fait le choix d'une interprétation d'un fait ou carrément l'invention d'une séquence ayant pour finalité d'ajouter de l'attrait à une histoire quand elle en manque. Il s'agit en fait d'un éclairage artificiel et déformant visant avant tout à rendre attrayant un récit et à faire vendre un livre.

Aurore Chéry et Christophe Naudin – Les historiens de garde, Librairie Mollat, 15 2019, minutes 20

 

Spot TV pour Coca Cola avec bandeau restrictif imposé par la loi
Pour votre santé ... évitez le trop sucré

Mais dans ce cas ou l'histoire est artificiellement modifiée par l'ajout d'additifs qui nuisent à la compréhension de l'Histoire et de ses incertitudes, ne serait-il pas souhaitable d'appliquer des dispositions similaires à celles qui visent au 21ème siècle les aliments dont il ne faut pas abuser et dont il faut connaître les limites avec un bandeau du type "Ceci est une version romancée de l'Histoire. Pour connaître l'Histoire, référez-vous plutôt à des historiens" ?

Informations à caractère sanitaire devant accompagner les messages..., LégiFrance, 27 2 2007, texte

 

Comme l'a écrit Claude Sévilla, le marketing n'est pas le seul à utiliser le storytelling, "la classe politique s'en mêle, utilisant l'histoire au gré de ses intérêts. Jeanne d'Arc, Jean Jaurès ou Guy Moquet peuvent être ainsi annexés afin de délivrer un message aux électeurs".

 

En citant ces noms, Jacques Sévilla pense à l'évidence à Nicolas Sarkozy mais je commencerai par évoquer deux autres hommes politiques qui auraient pu être ses compétiteurs au deuxième tour de l'élection présidentielle de 2007 :

  • Manuel Valls si une majorité des siens ne lui avaient pas préféré Benoît Hamon,

Valls tente "d'incarner à la fois Clémenceau et Rocard", selon Alain Duhamel, RTL, 5 1 2017, 3 minutes

  • Emmanuel Macron si les membres du parti de Nicolas Sarkozy ne lui avaient pas préféré François Fillon

Emmanuel Macron utilise Jeanne d'Arc pour dresser son autoportrait (fêtes de Jeanne d'Arc à Orléans), BFMTV, 9 5 2016, 1 minute 30

 

et l'on pourrait aisément trouver dans l'Histoire jusqu'à Aristote d'autres hommes politiques français utilisant une technique de "storytelling", "storytelling" que l'on date aujourd'hui à tort des années 90 et que l'on attribue à tort aux Américains.

Cependant, il faut bien reconnaitre que, pour la période contemporaine, Nicolas Sarkozy coche toutes les coches du "storytelling" en politique: 

  • en mettant en scène les événements de sa propre histoire lorsqu'il se déclare candidat à Marseille, 

Le "storytelling" de Nicolas Sarkozy, Société Personnalité, 30 12 2012, 4 minutes

Nicolas Sarkozy, le bulldozer du storytelling; Le Figaro, 10 2014, texte et illustrations

  • en associant, comme d'autres hommes politiques du moment, son nom à ceux d'illustres prédécesseurs, en l'occurrence de Jean Jaurès et des résistants (sa visite au plateau des Glières),

"Je me sens l'héritier de Jaurès", Europe 1, 30 7 2014, texte

Récupération de la Résistance par N Sarkozy, Le Journal des Alpes, 13 05 2007, 2 minutes 20

  • en utilisant sa vision de l'Histoire de France pour imposer le concept d'assimilation ("nos ancêtres les Gaulois" et Jeanne d'Arc),

Sarkozy et les Gaulois, Le Figaro, 20 2016, minute 30

«Nos ancêtres les Gaulois»…histoire d'une expression controversée, Le Figaro, 20 2016, texte et illustrations

Nicolas Sarkozy célèbre Jeanne d'Arc, icône du Front National, France 24, 6 1 2012, texte

  • en donnant des directives éducatives aux professeurs d'histoire (la lecture obligatoire de la lettre de Guy Moquet) 

La lecture de la lettre au lycée Carnot, FR3 Ile de France, 23 10 2007, 20 secondes

 

Si le roman national n'a plus cours dans les manuels scolaires, son emprunte est loin d'avoir disparu...    "

 

 

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 Chronique publiée les 1 janvier et 1 février 2023

Textes entre guillemets extraits de l'Abécédaire d'un baby-boomer

 

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