Tourisme de masse
1971 Hordes invasives
" Au 21ème siècle se développe chez certains un intérêt pour des lieux à valeur faible, voire inéluctablement nulle, que ce soit sur le plan culturel, historique ou paysager. A l'origine de cette attirance, un film ou un feuilleton dont ils veulent retrouver le décor ou bien encore un engouement suscité par des «influenceurs» sur les réseaux dits sociaux.
Ainsi, des lieux que rien ne prédestinait à attirer des foules se retrouvent envahis par des touristes qui figurent souvent parmi les plus exubérants et les plus superficiels. De ces touristes «tout feu, tout fou» voulant «grimper partout» que Jean Claude Annoux dépeignait déjà en 1966.
Les touristes Jean-Claude Annoux 1966 3 minutes 20
Les résidents n'en demandaient pas tant …
En 1971, nous emménageons à deux pas de la gare de Lyon, un quartier qui draine bien entendu des voyageurs mais ne les retient guère par ses attraits touristiques.
A quelques centaines de mètres de notre domicile, une rue n'attire pas spécialement l'attention. Il s'agit de la rue Crémieux : rectiligne, étroite, joignant perpendiculairement la rue de Bercy à la rue de Lyon, elle ne se différencie de sa voisine, parallèle, la rue d'Austerlitz, que par la relative homogénéité des maisons ouvrières grisâtres qui la bordent.
En m'informant pour écrire cette chronique (en 2019), j'apprends que cette rue a été ouverte en 1865 et alors construite «presque d'un bloc», avec des maisons d'une hauteur ne devant pas excéder deux étages et dotées de cuisines installées d'autant plus étonnamment en sous-sol que le quartier est inondable (la Seine) et a d'ailleurs été inondé en 1910. Compte tenu de la proximité de la gare et de la date de construction, on peut émettre l'hypothèse qu'elle avait été lotie pour accueillir des employés des chemins de fer (mais je n'ai pu en obtenir la confirmation).
La rue Crémieux sur le site Le piéton de Paris, 25 4 2009, texte et illustrations
De cette rue telle que je la voyais en 1971, on ne trouve pas de trace: elle n'avait aucune caractéristique propre à attirer un éditeur de cartes postales ...
Et cependant, en 2019, quasiment pimpante, elle est devenue une des plus photographiées et des plus fréquentées de la capitale. A cela plusieurs raisons tenant aux aménagements qui lui ont été apportés:
- les véhicules y ont été bannis en 1993,
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la chaussée a retrouvé des vieux pavés semblables à ceux qui avaient dû être posés en 1865,
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des réverbères «à l'ancienne» ont été installés (les mêmes que l'on rencontre partout où l'on entend marquer le «caractère» des lieux),
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des bacs de verdures jalonnent la rue de part et d'autre devant les façades des maisons.
Cependant, l'attrait principal à l'origine de l'affluence de touristes réside dans le remplacement du gris terne des murs par des teintes acidulées et variées.
Pour se faire une idée de ce qu'était la rue Crémieux avant, on peut donc faire migrer la photo en noir et blanc, gommer le matériel urbain et recouvrir la chaussée de pièces de bitumes rapiécées, à l'image de la rue d'Austerlitz aujourd'hui.
Les résidents, dont on peut penser qu'ils ne cherchaient qu'à donner plus de lumière et de gaieté à leur environnement sont bien mal récompensés de leurs efforts: de jour comme de nuit, des touristes affluent pour voir et surtout se faire voir (les selfis) dans cette rue ayant masqué son aspect initial de cité ouvrière.
Dans cette masse de curieux de peu, il y a comme toujours une minorité pas silencieuse et discourtoise à l'égard des habitants (jusqu'à leur demander de rentrer dans leurs tanières pour ne pas gâcher la prise de vues). Les résidents excédés demandent maintenant à ce que le tohu-bohu soit interrompu de nuit et le week-end en cadenassant les deux extrémités de la rue.
Exubérance rue Crémieux, Puretrend, 8 3 2019, texte et illustration
Poisson d'avril vengeur rue Crémieux, 1 4 2019, texte et illustration
Cette situation conflictuelle n'est pas exceptionnelle. L'antagonisme entre résidents et touristes tient aussi à l'annexion des appartements par ces derniers. S'ensuit parfois une chasse aux touristes qui se manifeste par des invectives et des déprédations de voitures comme tel est le cas par exemple depuis plusieurs années à Barcelone.
Barcelone dit non au tourisme de masse, Journal FR2 20h, 7 7 2015, 3 min 10
Là comme ailleurs, les commerçants y trouvent leur compte, certains propriétaires d'appartements aussi mais pas les «habitants historiques» devenus étrangers dans leurs quartiers occupés.
Même les agriculteurs peuvent être touchés. Ainsi, à Valensole, dans les Alpes de Haute Provence, les champs de lavande sont piétinés et écumés par des Chinois après qu'ils aient suivi dans leur pays un feuilleton ayant pour cadre ce décor dont la beauté tient justement à ses vastes étendues immaculées.
L'or bleu de Provence, FR2, 6 9 2016, 5 minutes
Dans son livre «Des loisirs: pour quoi faire?», l'économiste Jean Fourastié s'interrogeait en 1977: «Est-il vrai que les Chinois de 1989 ou de 1999 voudront voir les Invalides ou monter à la Tour Eiffel? Voudront-ils visiter Versailles ou l'appartement de Lénine dans le 17ème arrondissement?».
Si Lénine et ses lieux de villégiature ne sont plus au goût du jour, les Chinois de 2019 (certains du moins) sont bien devenus d'intrépides touristes addicts aux selfis in situ à Versailles comme à Valensole ... "
Note Selfi sans e puisque l'on dit un selfi pour qualifier un auto-portrait photographique.
Chronique publiée en novembre 2019
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Textes entre guillemets extraits de l'Abécédaire d'un baby-boomer
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