Tourisme de masse

1968 Trop beaux pour être vrais

 "   Le tourisme de masse sédentaire que nous venons de voir naître s'accommode de la colonisation de plages initialement vierges ou quasiment. De même, le tourisme itinérant plus curieux de découverte sature difficilement les vastes espaces des grandes cités: ainsi, les Champs-Elysées ont une capacité d'absorption telle qu'il y a encore de la marge en 2019.

Par contre, les villages «méritant le détour», selon la formule consacrée par un guide célèbre, ne résistent guère à l'affluence des touristes et à la surabondance des commerces qu'elle entraîne.

 

Pour garder une place enviable dans la compétition des plus beaux villages, ces cités se parent souvent de coquetteries ostentatoires et font disparaître ce qui serait susceptible de déparer le décor de cinéma. Et tant pis si l'on se passe de ce qui constituait la base, la matière première de la vie locale.

Ainsi avons-nous vu disparaître avec regret des lieux où vivaient de vrais gens avec une variété de métiers, tôt remplacés par des accueillants de touristes.

 

Il ne s'agit pas ici bien entendu de stigmatiser les municipalités qui s'efforcent de se parer des plus beaux atours et de reconvertir leurs administrés pour leur conserver des emplois. Simplement de constater que le point d'équilibre est dépassé lorsque le décor est si bien léché qu'il tombe dans le factice, lorsque le parcours touristique impose de cheminer dans des galeries marchandes et quand les parkings accueillant voitures et autocars mitent la cité.

 

Borne vocale près de la fontaine
Borne vocale près de la fontaine

En août 1968, nous passons nos vacances en Haute Provence. Fontaine de Vaucluse est -presque- sur le chemin qui nous conduit de notre résidence à Avignon.

 

On ne se rend pas à Fontaine de Vaucluse par hasard mais pour y découvrir la «fontaine», en fait une résurgence de la Sorgue sur le flanc d'un mont du Vaucluse, résurgence que l'on atteint à pied, le mont faisant obstacle à toute approche en automobile.

 

C'est un lieu fréquenté sans excès d'affluence par des touristes de passage et qui dispose de quelques aménagements ad hoc : des restaurants dans le village, un petit nombre d'échoppes de souvenirs au pied de la montée vers la fontaine, une borne vocale sur le lieu du gouffre.

L'autre France : tourisme dans le Vaucluse, La France défigurée, 1 6 1973, 12min 40 (Fontaine de Vaucluse et sa borne vocale à 5 min 20 du début)

 

Le site est caractérisé par la présence de bâtiments industriels, des papeteries tirant parti du débit de la Sorgue, l'une d'entre elles se situant sur le chemin de la fontaine (c'est d'ailleurs son nom).

Affiche annonçant la démolition des papeteries

J'ignore en août 1968 que les papeteries viennent de fermer définitivement, laissant 254 personnes sans emploi et sans guère d'espoir d'en retrouver un similaire sur place (le village compte alors 750 habitants). Ce nombre élevé d'emplois perdus fourni par le maire de l'époque dans un film conservé par l'INA m'a surpris. L'explication en est donnée dans un document de 1947: les papeteries utilisaient la contribution permanente de trois équipes pour assurer un fonctionnement en continu. On imagine rétrospectivement le cataclysme social que constitue alors la disparition de cette intense activité implantée ici depuis des générations.

La tradition papetière à Fontaine de Vaucluse (la papeterie de Galas), site André Navarre papetier, texte et illustrations

L'industrie de la papeterie dans le Vaucluse, extraits de l'ouvrage de Charles Fontenat, 1947

 

Place de la colonne et restaurant

Durant ces vacances, nous venons deux ou trois fois dîner au restaurant «La Colonne» ainsi dénommé car il fait face à une colonne érigée en mémoire de Pétrarque, amoureux des lieux.

 

La salle de restaurant est située à l'étage, le rez-de-chaussée étant affecté à un bar. J'imagine aujourd'hui que ce bar, situé à proximité immédiate des papeteries devait être fréquenté par les ouvriers et que, après la cessation de l'activité locale, les propriétaires de l'établissement devaient alors être confrontés à un sérieux problème de reconversion. D'autant que, en plein mois d'août, ni le bar, ni le restaurant ne faisaient salles combles. A la nuit tombante, le village était calme et nous garions la voiture à proximité sans difficulté.

 

Plan de démolition des papeteries, La France défigurée, 1 10 1972, 7 minutes 20

 

L'un des parkings et son gardien

 Le contraste est saisissant avec le village que nous avons redécouvert en avril 2015 (un mois pourtant supposé sensiblement plus «creux» que le mois d'août). Pour accueillir le million à un million et demi de visiteurs annuels (selon les sources), des parkings payants ont été créés partout où cela se pouvait et, malgré cela, les places libres en avril se comptaient.

Alignement de boutiques

 Les lieux où se restaurer se sont multipliés (on en dénombre 19 sur internet), l'alignement des échoppes sur le chemin de la Fontaine s'est considérablement rallongé et les bâtiments de la papeterie éponyme ont été arasés pour ne laisser subsister qu'un vaste espace de chalandise dans le soubassement baptisé Vallis clausa.

 

Galerie marchande Vallis clausa

Un rapport de la Direction Régionale de l'environnement de la région PACA publié en 2002 résume mieux que je ne pourrais le faire le ressenti de cette redécouverte décevante: "Un lieu emblématique mais dont l'identité tend à s'effacer au profit d'une exploitation purement commerciale - Le risque pour les visiteurs qu'ils aient l'impression que le gouffre n'ait été que le prétexte à les entraîner le long d'un cheminement commercial - Vallis clausa qui devait initialement être un centre d'artisanat s'est transformé en galerie marchande».

Rapport de la Direction Régionale de l'Environnement PACA 06 2002, texte

 

Pour faire preuve d'un peu de magnanimité, mentionnons toutefois la reconstitution d'un moulin à papier du 16ème siècle avec roues, maillets et production de 700 pages par jour (souvenirs) : une évocation d'un passé lointain qui occulte néanmoins celle d'un passé récent, quand la papeterie du chemin de la fontaine dans ses dernières années d'activité produisait du papier-formica...

 

Le même constat de dénaturation peut être fait pour bien d'autres villages de l'arrière-pays provençal:

  • les Baux de Provence où l'on accède à la citadelle au son des criquets  mécaniques made in China qui s'échappe des boutiques de la ruelle principale, une citadelle en ruine dans laquelle les gamins gambadaient librement dans les années 80 et qui s'est transformée en attraction disnélandisée accessible via des tourniquets très métropolitains,

La visite de la citadelle en 1958, 3 premières minutes d'un film amateur muet en couleurs sur le site Ciclic

  • Roussillon où la carrière d'ocre, s'est civilisée et, peut-être pour justifier le droit d'entrée, agrémentée d'un parcours en forêt totalement extérieur à la carrière ... mais recouvert d'un épais tapis d'ocre (usage tardif et surprenant des ressources de la carrière),

Espelette
Espelette

et à bien d'autres sites en France, que l'on songe par exemple, au mont Saint-Michel en Normandie, au chemin de croix boutiquier dont il faut s'extirper pour accéder à la volée de marches qui conduit à l'abbaye ou bien encore, au Pays Basque, au centre d'Espelette désormais exclusivement dédié aux touristes acheteurs des fameux piments et de leurs produits dérivés d'«origine contrôlée».

En 1971, Jean Ferrat écrivait et composait «Les touristes partis»:

Les touristes partis, Jean Ferrat, 1971, 2minutes 20

Les touristes, touristes partis
Le village petit à petit
Retrouve face à lui-même
Sa vérité, ses problèmes

 

 En 2019, les touristes partent-ils jamais de ces «plus beaux villages» ultra-fréquentés et ces derniers, dépossédés de leur vie propre, ont-ils une chance de retrouver une quelconque vérité?

 

Textes entre guillemets extraits de l'Abécédaire d'un baby-boomer

 

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