Santé

1996 Malades et malfrats

Photo de Jacques Crozemarie

"      Ce n’est sans doute pas l’effet du hasard si Jacques Crozemarie crée l’ARC, Association pour la Recherche contre le Cancer, en 1962: la tuberculose et la poliomyélite sont, en France au moins, en voie de disparition.

Si l’on excepte les accidents de la route qui emportent des quantités de vies humaines, le cancer est désormais la grande source de mortalité avant le terme normal d’une vie.

C’est le thème idéal pour mobiliser les bonnes volontés et par conséquent appeler des fonds. De plus, les progrès spectaculaires qui viennent d’être accomplis en ce qui concerne la tuberculose et la poliomyélite permettent de penser (ou de faire croire) que le cancer sera lui aussi bientôt vaincu … à condition d’y mettre les moyens.

L’évolution des médias est un autre élément à considérer. Ainsi, l’abbé Pierre a démontré durant l’hiver 1954 qu’une utilisation judicieuse de la radio (en l’occurrence Radio-Luxembourg) était susceptible de susciter la compassion et de déclencher de grands élans de générosité. Or, une autre voie s’offre: la télévision est en train d’envahir les foyers et de fortes pressions sont exercées pour y introduire la publicité, introduction déjà adoptée par nos voisins anglais, italiens et allemands.

Cible bien choisie et moyens modernes pour l’atteindre, on doit ici apprécier la pertinence de l’étude de marché qui vaudra au créateur de l’ARC d’être condamné pour abus de confiance et abus de biens sociaux.

Le titre de l’association est lui aussi particulièrement bienvenu. L’ennemi est bien identifié («contre le cancer») et l’acteur de la victoire présenté de manière positive («pour la recherche»). Quant à l’appellation d’association, elle souligne avec la modestie qui convient le statut sous lequel l’entreprise est déclarée, une association régie par la loi de 1901, association sans but lucratif attestant du profond désintéressement de l’entrepreneur.

Pub TV ARC par J. Crozemarie et fausse pub par Les Nuls, YouTube, 21 07 2021, 2 minutes 30

De fait, l’Association, en finançant, même a minima, la recherche, décharge l’Etat d’une part de sa responsabilité dans ce domaine et place les laboratoires de recherche dans une situation de dépendance, réduisant sans doute ainsi les possibles velléités de mise en cause de sa gestion.

Timbre du Comité  National contre la tuberculose

Cette approche d’un financement bénévole de la santé n’est pas nouvelle: je l’ai connue durant mon enfance. Il s’agissait alors de vaincre la tuberculose. Pour ce faire, mes instituteurs successifs à l’Ecole Communale de garçons Saint-Marcel, se faisaient vendeurs de timbres antituberculeux, vendeurs auprès de nous, enfants de six à onze ans qui devions ensuite les écouler pour la bonne cause.

Je ne doute pas que mes institutrices et instituteurs étaient convaincus (avaient été convaincus) de la noble justification de ce troc à mon avis des plus malsains puisque quasiment imposé par des adultes ayant, par leurs fonctions, autorité sur les enfants qui leur étaient confiés.

On prenait bien garde d’assurer à mes «maîtres» et «maîtresses» qu’ils ne faisaient pas de leurs écoliers des quémandeurs mais des «vendeurs propagandistes». Selon l’argumentaire qui leur était procuré, l’écolier n’était pas «un solliciteur importun mais le serviteur d’une cause de solidarité nationale».


Cette forme d’apprentissage de la mendicité et cette «instruction civique» faisant reposer la résolution de problèmes graves sur la charité d’un petit nombre de «bons Français» préparait le terrain à une privatisation partielle du financement des progrès de la santé.

Pour la majorité des organisations caritatives (dont celles pour la santé) issues de cette approche qui se créent à partir des années soixante, seules se poseraient les questions relatives à l’efficacité d’une formule conduisant à l’éparpillement des efforts et à l’inévitable concurrence ainsi créée, source de frais de communication et de collecte de fonds conséquents.

Pour une minorité, dont l’ARC constitue l’illustration emblématique, elle ouvrirait un boulevard à des malfaiteurs, pitoyables exploiteurs du malheur vécu ou redouté.

En dehors du détournement de fonds à son propre profit et à celui de ses acolytes, le Président de l’ARC n’a pas innové en matière de méthodes. Déjà pour convaincre le chaland de mettre la main à la poche, en 1944 aux Actualités Françaises diffusées à l’entracte dans les cinémas, la séquence sur la tuberculose s’achevait sur des  formules comminatoires : "ne l'oubliez pas, souscrire c'est servir le pays" , voire pire encore, "refuser un timbre antituberculeux, c’est condamner un enfant".

Actuellement 20% de la population menacéde la tuberculose, Journal France Actualités, 03 03 1944, minute

Campagne de lutte contre la tuberculose, Journal France Actualités, 1945, 1 minute

 

Le héraut autoproclamé de la lutte contre le crabe, cadre administratif qui s’est décerné le titre de docteur et qui se plaît à revêtir la blouse blanche des grands professeurs, intimait régulièrement aux téléspectateurs de donner à la recherche contre le cancer, rejetant implicitement dans l’opprobre les téléspectateurs insensibles à ses exhortations désintéressées inlassablement assénées entre baratins pour lessives et couches-culottes.

Hopital Gustave Roussy à Villejuif
Hopital Gustave Roussy à Villejuif

En 1988, un rapport de l’Inspection Générale des Affaires Sociales met en cause la gestion de l’ARC.

IGAS, mise en cause de l'ARC en 1988, Le Monde, 02 12 1994, texte (commentaire partiel)

A ce stade, ce n’est encore que l’autoritarisme du «Président-docteur» qui est stigmatisé et le détournement d’une part des 600 millions de francs collectés annuellement auprès de 3 millions d’adhérents n’est pas identifiée.

 

Interrogé à ce sujet le 11 Avril par le journaliste Henri Sannier au journal de 20h de la deuxième chaîne, il se drape dans sa dignité supposée et répond offusqué aux critiques par une série de «c’est absolument invraisemblable», «c’est extraordinaire», «c’est inadmissible».

Interview de J Crozemarie, Journal A2, 11 04 1988, minutes (minutes 30 aprèle but du journal) 

Touché au cœur, il ajoute «je ne demande pas de remerciements mais je voudrais quand même qu’on nous facilite la tâche plutôt que de nous embêter avec des problèmes aussi bêtes que ces rapports de l’IGAS».

Profitant de l’opportunité qui lui est donnée d’intervenir longuement et gratuitement hors tranche de spots, il joue sans vergogne sur la corde sensible «avant de venir ici, j’ai appris que le fils de l’un de mes collaborateurs était atteint d’une tumeur au cerveau, un jeune gosse …» et ajoute que, heureusement, grâce à l’ARC, «75% des cancers pourront être guéris dans quelques années».

«Docteur, je vous remercie» conclut le journaliste.   "

 

"      Les éminents chercheurs dont a su astucieusement s’entourer le «Président-auto-déclaré docteur», bien heureux du financement non négligeable que l’ARC leur consent (800 laboratoires subventionnés, 20% du centre de Villejuif) ignorent l’envergure des «commissions» ponctionnées au passage (selon des procédés qui seront plus tard documentés en détail par Jean Montaldo et Jean-Michel Jacquemin).

 

Le 2 janvier 1996, un rapport de la Cour des Comptes met en évidence que ces sommes importantes guignées par les laboratoires ne représentent que 27% des dons encaissés par l’ARC.

Le rapport de la cour des comptes après celui de l'IGAS en 1988 (+une déclaration d'Axel Kahn), F2 Le Journal 20h, 02.01.1996, 4 minutes 50

L’enquête conduite par le Parquet de Paris révélera que cette Association sous le régime de la Loi de 1901 comme une banale amicale de joueurs de boules subventionnait, outre son Président, des sociétés amies par le biais de surfacturations voire par l’imputation de réalisations intégralement fictives.   "

Crozemarie, l'escroc de la recherche sur le cancer, devant ses juges, Le Temps (journal Suisse), 25 05 1999, texte

Le silence de Crozemarie sur les millions tournés, Libération, 11 02 1999, texte

Et, plus tard ...

Avec Papon, au quartier VIP (pour raison de santé...) de la maison d'arrêLa Santé à Paris, FR2 20 heures le journal, 14.03.2001, minutes 20

"     Répétons-le, ces dérives n’entachent heureusement pas la probité de la plupart des organisations caritatives.

Néanmoins, des questions continuent à se poser :

  • Faut-il plutôt se réjouir de la bonté de millions de donateurs ou regretter que l’Etat abandonne ainsi une part de ses prérogatives dans le financement de la recherche à hauteur de la commisération suscitée par les différentes maladies ?
Premier téléthon en 1987
Premier téléthon en 1987
  • Est-ce vraiment l’effet de hasard si les maladies génétiques auxquelles est consacré chaque année un week-end entier d’émissions télévisées (le téléthon créé en 1987) auxquelles sont conviés des enfants atteints dispose d’un financement privé majoritaire à hauteur de 60% tandis que le cancer, moins bien loti médiatiquement, n’atteint «que» 20% et que, selon le Journal du Dimanche, en 2009, le SIDA, touchant en premier lieu une population plus restreinte, plafonne à 8% ?
  • Est-il raisonnable que des organisations caritatives en situation de concurrence soient contraintes de consacrer une part non négligeable des dons à des frais de communication et de fonctionnement et que l’État attribue des ressources de plus en plus importantes pour assurer leur contrôle au lieu de prendre en charge l’intégralité des dépenses de santé ?

 

A chacun d’en juger.   "

 

Textes entre guillemets extraits de l'Abécédaire d'un baby-boomer

 

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