Justice

2021 Secrets d'instructions

Photo de Patrick Diels
Patrick Dils Innocent et 16 ans emprisonné

"   Rappelons tout d'abord l'objectif du secret de l'instruction dans les affaires traitées par la Justice: «Le secret de l'enquête et de l'instruction, principe fondateur de la procédure française, (…) qui protège la présomption d'innocence des personnes mises en cause et la vie privée des victimes».

Cette présomption d'innocence illusoire maintient trop souvent et trop longtemps de véritables innocents en prison, jetant en pâture leurs vies privées qu'elle détruit avant parfois de les condamner sans avoir acquis la certitude absolue de leur culpabilité.

J'en ai fourni des illustrations dans les étapes qui précédent celle-ci, de 1952 à 2010, de Marie Besnard à Loïc Sécher. Je vais évoquer ici, en octobre 2022, l'affaire Jubillar déclenchée fin 2020 et qui, faute de preuves évidentes, voit un présumé innocent maintenu durablement en détention. Je ne prétends pas porter un quelconque avis sur l'origine de la disparition mais seulement examiner la manière dont l'affaire est conduite, ce sur la base de faits publiquement relatés et qui n'ont pas été l'objet de poursuites, ni même de simples infirmations de la part des personnes citées.

 

Mon attention a été attirée après que j'ai appris en octobre qu'une reconstitution serait organisée le 9 novembre 2022, soit pas moins de 17 mois après l'emprisonnement du mari dont la femme avait disparu six mois plus tôt. J'ai alors découvert en remontant à l'événement déclencheur qu'il y avait dans cette affaire une autre catégorie d'«enquêtes et instructions»: celles qui ont visé les deux premiers Procureurs de la République successivement en charge de cette affaire de mi-décembre 2020 à mi-juin 2021, enquêtes qui se sont suivies quasi-simultanément par des mutations de ces deux procureurs à des postes réputés moins prestigieux.

Il m'a donc paru intéressant de mettre en parallèle la conduite de ces trois affaires sous l'angle de l'utilisation faite du secret de l'instruction.

 

Est-ce parce que je n'habite pas l'Occitanie ou parce que je porte généralement un intérêt très limité aux faits divers? Je n'avais pas eu connaissance de ces «enquêtes internes» concernant des magistrats par la presse nationale (radio, télévision et hebdomadaires) et les traces les plus précises et précoces retrouvées sur internet en octobre 2022 émanent toutes d'une origine locale (presse quotidienne et sites d'investigation).

Le code de procédure pénale

 

Cédric Jubillar appelle la gendarmerie locale dans la nuit du 15 au 16 décembre à 4h 09 pour signaler la disparition de son épouse. Des gendarmes sont sur place à 4h50. Réactivité excellente de leur part quand on sait que, bon an mal an, ce sont 40 000 disparitions qui sont ainsi signalées au plan national, 40 000 dont 10 000 à juste titre jugées inquiétantes puisque c'est aussi approximativement le nombre de personnes jamais retrouvées selon le Ministère de l'Intérieur.

Le jour même, un appel à témoins est diffusé et un dispositif de recherche important est mis en place (notamment 5 plongeurs-enquêteurs sur les plans d'eau environnants).

 

Cinq jours plus tard, le 21, le Procureur de la République d'Albi en charge du dossier fait un point d'avancement qu'il résume ainsi «Aucune hypothèse n'est privilégiée». Il ne dispose donc à ce stade d'aucun élément tangible sur l'une des pistes possibles et reste discret sur les éléments en sa possession (secret de l'instruction sans doute?).

Alain Berthomieu, le procureur d'Albi : “Aucune hypothèse n'est privilégiée”, TF1 Info, 21 10 2021, texte

 

Seulement, le surlendemain, le 23, l'affaire devient criminelle sans plus d'information (secret de l'instruction toujours?), c'est-à-dire qu'à tout le moins les pistes d'accident, de suicide et même de fugue volontaire sont éliminées. Restent donc celles d'une mauvaise rencontre, d'un improbable enlèvement contre rançon (la jeune famille n'est pas riche) et celle d'un crime, ce qui confère au mari une priorité dans l'ordre des probabilités statistiques.

Un mois après les faits, cette affaire a acquis un retentissement national au point que le journal télévisé du soir le plus regardé lui consacre un sujet de près de 3 minutes.

Ce que l'on sait, un mois après les faits, TF1 20h, 15 1 2021, 2 minutes 50

A quoi attribuer à cette affaire de disparition la spécificité d'être sortie de l'ombre parmi la ribambelle nationale habituelle à hauteur d'une moyenne de 27 disparitions inquiétantes par jour ?

  • Au personnage hâbleur et provocateur du mari en instance de divorce qui se vante de se droguer, qui n'a pas d'emploi fixe mais cherche la lumière et ira jusqu'à se décerner la palme du «mec le plus connu du Tarn» ?

Manifestation pour la vérité
  • A la mobilisation des collègues infirmières et des ami(e)s de son épouse qui réclament la vérité et attirent nombre de volontaires pour organiser des battues que la gendarmerie encadre ?
  • Au décor désolé du lieu supposé du drame, une maison en état de devenir à laquelle on accède par un escalier malaisé et dont la vue en contre-plongée depuis la route me fait irrésistiblement penser à celle d'une demeure sinistre d'un autre genre: celle d'Anthony Perkins dans le film Psychose d'Alfred Hitchcock?

La maison mystérieuse en haut de l'escalier à pic, extrait de Psychose présenté par A.Hitchcock), avoir-alire, minutes 30

 

Sans doute un peu de tout cela et plus encore du silence durable de la Justice, silence qui suit la requalification de disparition inquiétante en affaire criminelle seulement une semaine après l'alerte de décembre.

A défaut d'informations officielles (secret de l'instruction oblige?) , la presse (et pas seulement la presse spécialisée dans les faits divers) distille informations mais aussi racontars, témoignages parfois monnayés et émet des hypothèses pour nourrir l'intérêt de ses clients.

 

Six mois s'écoulent ainsi dans un secret de l'instruction officielle (celle du Procureur de la République) en dépit de certaines atteintes à «la présomption d'innocence de la personne mise en cause et à la vie privée des victimes» commises par la presse, dont certaines se révèlent basées sur des faits que seules des fuites en provenance de l'instruction peuvent expliquer.

 

Le mois de juin 2021 est le théâtre d'une accélération de cette mauvaise pièce:

  • le 5 juin, une pétition demande la «vérité pour Delphine Jubillar», ce à quoi, selon le Midi Libre, le Procureur répond dans un communiqué qu'il s'exprimera «le moment venu»,

“Il faut que le procureur prenne la parole”, franceinfo occitanie, 10 6 2021, texte et illustration

  • le 9 juin, le site d'investigation locale Médiacités Toulouse annonce le départ du Procureur sous le titre «mutation surprise», information qui est reprise le lendemain par France Bleu Occitanie,

Mutation surprise du procureur de la République à Toulouse,Mediacités, 9 6 2021, texte

Le procureur de la République de Toulouse va bientôt quitter la Haute-Garonne, France bleu Occitanie, 10 6 2021, texte

  • ce même 10 juin, le journal Midi Libre, qui utilise également la source Médiacités, titre «Le Procureur de Toulouse est muté à Paris, celui d'Albi suspendu» et l'article précise que le Procureur d'Albi a été mis à pied à titre conservatoire: "Un simple arrêt maladie". Voici la façon dont est présentée, depuis plusieurs semaines, l'absence d'Alain Berthomieu au sein du tribunal d'Albi. Une enquête aurait révélé plusieurs défaillances mais aussi «l'absence de décision et de diligence». La mesure conservatoire qui interdit temporairement au Procureur d'exercer ses fonctions s'accompagne d'une enquête complémentaire de l'inspection générale de la Justice. Elle pourrait déboucher sur une saisine du Conseil Supérieur de la Magistrature»,

Le procureur de Toulouse Dominique Alzéari muté à Paris, celui d'Albi suspendu, Le Midi Libre, 10 6 2021, texte et illustrations

  • information reprise le 11 juin par lejournaldici, autre site dédié à des informations locales,

Le procureur d’Albi mis à pied à titre conservatoire, lejournaldici, 11 6 2021, 11 6 2021, texte et illustration

  • le moment «qui n'était pas venu» le 5 juin le devient rapidement puisque le Procureur annonce et tient une conférence de presse sur l'affaire Jubillar le 16 juin sans mentionner son départ imminent et sans que ni lui-même ni sa hiérarchie n'aient demandé la publication de rectificatifs aux organes locaux qui se sont exprimés les jours précédents. Il termine même cette conférence en évoquant la suite de l'instruction comme si cela le concernait encore.

Affaire Jubillar, extraits conférence de presse, BFM TV, 20 6 2021, 20 minutes 30

 

L'avenir confirmera que ces informations de départ du magistrat étaient fondées et qu'il en avait été informé.

 

Conférence de presse en direct sur BFMTV
Conférence de presse en direct sur BFMTV

C'est donc un Procureur en partance qui parle et je dirais même familièrement qui se lâche après un si long silence. Il s'agit en fait plus d'un plaidoyer pro domo pour précisément justifier son silence (sa rigueur personnelle pour tout vérifier avant de s'exprimer et le strict respect du secret de l'instruction) et d'un réquisitoire à charge contre le mari qui, quand ce dernier réfute sa culpabilité, a «le droit de mentir». Il ne se gêne pas pour évoquer un comportement répréhensible sans rapport évident avec la gravité des faits dont le désormais mis en examen pour meurtre aggravé dans une «configuration d'homicide conjugal» n'est plus à l'évidence présumé innocent dans son esprit:

  • bien que dépourvu de permis (suspendu du fait d'usage de stupéfiants), il lui arrive de conduire sa voiture et celle de sa femme,

  • l'intérieur de la maison est dans un désordre équivalent à celui que tout un chacun peut constater à l'extérieur. Un désordre dont le mari est seul responsable en bloc, ce qui bien sûr le désigne comme un potentiel criminel,

  • il a vite repris «une vie affective» ce qui en fait, autre indice, un mari volage (quand son épouse construisait, elle, depuis des mois avec son amant un nouveau projet de vie...).

Conférence de presse du procureur, “une configuration d'homicide conjugal”,  BFM TV, 18 6 2021, 1heure 2 minutes

 

Seule révélation troublante durant cette conférence de plus d'une heure : une couette introduite dans la machine à laver à l'arrivée des gendarmes dans la nuit du 14 au 15 décembre, information donnée à la vingtième minute de la conférence et confirmée ultérieurement en duo avec le Procureur par le colonel de gendarmerie présent à la tribune. Peut-être existe t'il d'autres éléments à charge (ou à décharge qui sait?) mais on se garde de les produire notamment quand il s'agit des résultats des analyses de cette couette sous couvert de secret de l'instruction. On me pardonnera l'irrévérence: à cet instant de la conférence-fleuve me vient à l'esprit le sketch des Inconnus «Cela ne nous regarde pas».

Conférence de presse, intervention Colonel Philippe Coué au sujet de la couette, BFM TV, 18 6 2021, 1 minute 20

Cela ne nous regarde pas (très court extrait du sketch des Inconnus), 2008, 12 secondes

 

Le jour-même, l'avocat pénaliste auprès du barreau de Paris Joseph Cohen-Sabban, juge l'intervention du Procureur «hallucinante» mais, le coupable ayant été désigné, il passe le 18 juin de la gendarmerie où il avait été mis en examen pour 48 heures à la prison de Seysses près de Toulouse pour une durée indéterminée. Ses deux jeunes enfants sont recueillis par la famille de la disparue.

Une figure du barreau de Paris Joseph Cohen-Sabban dézingue Dominique Alzéari, BFM, 18 6 2021, 2 minutes 10

 

Dorénavant le mari devient très officiellement dans la presse pour l'été et plus longtemps encore le «suspect numéro un».

Affaire Jubillar, le suspect numéro un, BFM TV, 20 6 2021, 20 minutes 30

 

Au cœur de cet été, le 13 août, Le Figaro titre «Dominique Alzéari muté à Paris» suivi d'un texte au conditionnel (mais tout de même …) qui reprend les termes de Médiacités-Toulouse : Le Procureur général de la Cour d'Appel, Frank Rastouf, aurait demandé à Dominique Alzéari de choisir «entre une demande de mutation pour régler le problème ou la saisine de l'inspection générale de la justice».

Dominique Alzéari, muté à Paris, Le Figaro, 13 8 2021, texte

Un nouveau Procureur est nommé en septembre. Le précédent prend à Paris, sous la direction du Procureur Général, l'un des cinquante postes d'avocat général.

 

A la fin de l'été, la mère du mari, déjà entendue en juin lors de sa garde à vue (simultanée à celle de son fils), «l'accable du meurtre de Delphine», une «nouvelle» qui voisine sur le site laquestionrépondue avec d'autres qui n'apportent guère d'éléments tangibles pour l'avancement du dossier.

Sa mère l'accable du meurtre de Delphine (et autres nouvelles et on-dit), laquestionrepondue, 22 9 2021, texte

Dans son livre consacré au mystère Jubillar, Ronan Folgoas, journaliste au Parisien, décrit un présumé innocent qui, enfant, ne rencontre brièvement son père que trois fois et qui est confié à des spécialistes de l'aide à l'enfance à plusieurs reprises jusqu'à sa majorité, sa mère n'étant pas en situation de l'accueillir.

Extraits du livre de Ronan Folgoas, Googlebooks, 2022

 

La troisième demande de remise en liberté est de nouveau rejetée par la Cour toulousaine le 21 septembre, laquelle décide d'une prolongation de 3 mois à l'isolement, «des conditions qui sont exceptionnelles et dérogent au droit commun» estiment les avocats.

 

L'année 2021 se termine comme elle avait commencé, dans le silence de l'instruction.  "

Textes entre guillemets extraits de l'Abécédaire d'un baby-boomer

 

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