Industries

1954 Paris en bleus

Dans cette chronique, les galeries de photos illustrent les textes qui les précédent

"  Le 13ème arrondissement de Paris est encore ouvrier en 1954: usines et entrepôts coexistent avec un habitat modeste, parfois sordide. L'appréciation que porte le Petit Journal en 1933 demeure d'actualité, ce qui n'est pas étonnant puisque la décennie 40 avec ses pénuries a gelé toute évolution: «Les hommes ont besoin d'usines, ces usines ont besoin de cheminées, ces cheminées ont besoin de fumer et il faut bien que cela soit quelque part». Un autre auteur affirme que « en 1954, alors même que certaines usines sont déjà sir le départ, près de 40% des actifs étaient des ouvriers (…) plus que la moyenne de la capitale».

Le treizième arrondissement dans Le Journal du 18 11 1933, paris-treizieme, texte et illustrations

L'histoire ouvrière du 13ème, le13dumois, texte et illustrations

Rue Geoffroy Saint-Hilaire (angle rue Poliveau) en 2020 : à l'emplacement de ces commerces, des ateliers dans les années 50
Rue Geoffroy Saint-Hilaire (angle rue Poliveau) en 2020 : à l'emplacement de ces commerces, des ateliers dans les années 50

Le boulevard Saint-Marcel, où je demeure, marque la limite entre le 13ème et le 5ème arrondissement. Ici, pas de cheminées crachant une fumée nauséabonde mais, partout disséminés, des ateliers et, par conséquent, des ouvriers en bleu, blouses et bleus serrés aux corps quand les machines l'imposent. Pour m'en tenir à quelques illustrations voisines de mon domicile, côté pair du 5ème arrondissement, au 58, jouxtant mon école communale de garçons, plusieurs petites maisons (un bistrot, la pharmacie du très âgé M Petitjean et un marchand de postes de TSF) masquent au regard des passants une usine de bonne taille. Le tout est en cours de destruction et fera place à un immeuble un peu plus haut que les immeubles haussmanniens du boulevard.

Au niveau du 80, une autre usine se révèle par la présence épisodique d'hommes en bleus sur le trottoir. Au niveau du 24, c'est l'impressionnant incendie d'un atelier (toujours masqué jusqu'alors par un immeuble) qui réveille tout le quartier et l'empuantit durablement. Dans la rue Geoffroy Saint-Hilaire, près du croisement avec la rue Poliveau, ce sont les machines des ateliers en rez-de-chaussée qui s'entendent distinctement même lorsque la température impose la fermeture des issues. Il s'agit ici, comme dans le reste de l'arrondissement, d'activités plus proches de l'artisanat que de la grande industrie qui abonde dans le treizième.

 

Au premier rang de ces entreprises, à l'extrémité sud de l'arrondissement, du 4 au 16 de l'avenue d'Ivry, le constructeur d'automobiles Panhard qui truffe les rues avoisinantes de ses Dyna en attente de livraison (je le constate quand, avec l'école, nous nous rendons à pied aux terrains de sport qui jouxtent le boulevard Masséna). Beaucoup d'autres entreprises dont je n'ai pas alors connaissance (le 13ème n'est à cette époque pas spécialement goûté pour l'agrément de ses promenades …) sont diverses et de renommée nationale (au moins), ainsi de:

  • la SNECMA qui produit et teste bruyamment ses réacteurs d'avions 68 boulevard Kellerman (elle sera encore présente en 1968 avant de gagner la grande banlieue),
  • la chocolaterie ELESCA à l'angle des rues Daviel et Vigniaud, créée dans un village proche de Cherbourg et «montée à Paris» pour s'y développer et y installer son siège social. Elle existera encore dans les années 60 ainsi qu'en atteste une publicité (ELESCA, c'est exquis),

  • la raffinerie Say au 123 boulevard de la gare qui fermera ses portes en 1968 alors qu'elle occupait encore 800 personnes.

La raffinerie Say du boulevard de la Gare, ASSF, texte et illustrations

Les vues d'avions prises en 1949 (origine google earth) montrent toutes des enchevêtrements de bâtiments industriels et de bicoques avec ça et là quelques barres, le tout planté à la va-comme-je-te-pousse. Cette perception est confortée par les images de l'incendie des studios Jenner (de Jean-Pierre Melville) le 29 juin 1967.

Incendie des studios Jenner 19 6 1967, Journal de Paris, 2 minutes

Tout près de mon domicile, à moins de 500 mètres, l'usine des automobiles Delahaye a son siège et l'essentiel de ses ateliers (elle en a d'autres dans des rues voisines, rue Esquirol et rue Jenner). Entreprise créée à Tours par Emile Delahaye, brillant ingénieur et audacieux entrepreneur, elle a assuré son expansion en s'installant en 1898 au 10 rue du Banquier «parmi les jardins potagers des Gobelins» selon Michel Renou. En 1954, je ne discerne pas de potagers mais, rue Duméril, juste après avoir franchi l'escalier sur le chemin qui conduit à la rue du Banquier, à gauche dans un des bâtiments décatis qui bordent la rue, des animaux de basse-cour (comme d'ailleurs dans la rue Poliveau déjà citée).

Lithographie publicitaire pour les automobiles Delahaye à leurs débuts rue du Banquier

L'entreprise Delahaye qui a été florissante entre les deux guerres se caractérise par une production extrêmement diversifiée, à l'opposé d'autres «petits constructeurs» comme De Rovin et Rosengart qui pratiquent la monoculture.

Grande variété des productions Delahaye, myntransportblog, nombreuses photos

Dès l'armistice, elle reprend la fabrication de ses voitures d'apparat et de compétition. Ses clients ont noms Charles Trenet, Rita Hayworth et, plus étonnant, les deux principaux dignitaires du parti communiste français.

Les berlines d'apparat-chics Delahaye de Maurice Thorez et de Jacques Duclos, Leblogauto, texte

Henri Chapron, carrossier à Neuilly sur Seine, site personnel, texte et illustrations

Les formes classiques ou carrément baroques sont confectionnées par des carrossiers tous implantés à Paris ou dans son immédiate proximité. Celui qui semble le plus prisé est Henri Chapron dont l'usine est alors implantée à Neuilly sur Seine.

Exposition de voitures d'apparat au concours d'élégance  de Pebble beach dont une Delahaye carrossée par Henri Chapron en 1949, 16 8 2017,  5 minutes (en anglais)

Mondanités et élégance automobile, Les Actualités Françaises, 30 6 1949, 2minutes 20

Cependant, parallèlement à ces productions prestigieuses, des véhicules destinés à servir plus qu'à montrer sont réalisés par Delahaye: des tous terrains (pour les colonies), des Jeeps nationales (pour l'armée), des autocars (plus élégants que leurs concurrents), des camions de toutes sortes et, en quasi-exclusivité au plan national, des véhicules de pompiers, si répandus que la grande échelle donne lieu à la production d'une miniature de Dinky Toys (qui entre dans ma collection).

Delahaye tous terrains type 171, lautomobileancienne, texte et illustrations

Sortie de Delahaye d'apparat et de pompiers, club Delahaye, 2 1 2017, 50 secondes

Mais, en cette année 1954, la concurrence des voitures américaines, de conception plus moderne, au m'as-tu-vu plus démesuré et malgré tout moins chères a conduit à une diminution permanente des ventes quand, d'autre part, la réduction des crédits militaires impose l'abandon d'une partie des véhicules d'usage ; Delahaye est absorbé par son concurrent Hotchkiss, lequel abandonnera à son tour l'année suivante la production d'automobiles de luxe. Le même sort échouera à Talbot-Lago racheté par Simca en 1958.

Les carrossiers qui habillaient ces élégantes disparaîtront dans la foulée en 1955 (Franay ainsi que Faget et Varnet à Levallois-Perret), en 1960 (Letourneur et Marchand à Neuilly-sur-Seine), en 1974 (Guilloré à Courbevoie) et en 1985 (Chapron, sans doute l'ultime grand carrossier automobile, à Levallois-Perret). Bien d'autres encore comme le recense François Vanaret sur son site.

L'âge d'or de la carrosserie française, une multitude de carrossiers référencés sur ce site de François Vanaret, texte et illustratons

Comme on l'a vu précédemment, l'activité industrielle à Paris et alentour n'est pas cantonnée à la production automobile même si celle-ci, à l'exception de Peugeot, y est toute entière concentrée et y occupe des dizaines de milliers de personnes, ouvriers en majorité. Aux constructeurs s'ajoutent en effet des sous-traitants et équipementiers.

La consultation de la revue l'automobile consacrée au salon de l'auto 1954 montre, au vu des encarts publicitaires de ces équipementiers que tous sont localisés dans la capitale ou dans son pourtour (pour l'essentiel dans le département de la Seine d'alors), le plus éloigné étant basé à Bezons (à moins de vingt kilomètres).

A aucune des 19 adresses de ces équipementiers de tailles et de fabrications diverses, on ne retrouve trace de ces entreprises (au vu des images de Google streetview). Les quelques bâtiments qui subsistent ont visiblement été affectés à d'autres fins et à la majorité de ces adresses correspondent aujourd'hui des immeubles d'habitation. "

NB les marques sont par ordre alphabétique. Sur chaque photo: l'activité et l'adresse.

"   L'industrie, petite et grande, disparaît de Paris à une vitesse qui s'accélérera dans les années 60-70, poussée à la fois par une volonté politique de décentralisation (déconcentration serait d'ailleurs plus juste car les centres de décision demeurent parisiens la plupart du temps) et par la hausse des prix des logements.

On reste dans les limites de nos frontières avant qu'une deuxième vague n'emporte une part significative de notre industrie au-delà … et souvent très au-delà.  "

Textes entre guillemets extraits de l'Abécédaire d'un baby-boomer

 

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