Iconique
" On connaît les espèces invasives de la faune et de la flore.
Notre vocabulaire est également confronté à des mots invasifs, des mots qui souvent n'ajoutent rien à la richesse de notre langue.
Pis encore quand ils sont utilisés à tout propos et dans de multiples sens alors que des mots pré-existants sont plus clairs et plus précis.
Tel est le cas du mot iconique, un vieux mot qui est désormais et de manière croissante mis à toutes les sauces.
Dans cet abécédaire, j’ai précédemment consacré deux chroniques à des mots souvent utilisés à mauvais escient:
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compliqué dont j’avais recensé la multitude de synonymes plus éclairants,
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résilience, souvent utilisé comme substitut pédant de résistance et qui s’applique en fait à l’acquisition d’une capacité de rebond face à l’adversité.
Iconique partage avec résilience la volonté de la part de ceux qui l’emploient d’utiliser un mot sortant de l’ordinaire et donc supposé valorisant.
Iconique partage avec compliqué le fait d’être obscur et celui de pouvoir être aisément et profitablement remplacé par des mots pré-existants de la langue française.
Ces trois mots sont largement utilisés depuis quelques années.
Voyons tout d’abord succinctement ce qui a précédé cette période pour iconique.Iconique descend évidemment de icône, lequel peut à l’origine avoir deux sens:
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peinture sur bois à valeur symbolique et sacrée dans l’Église d’Orient,
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par extension, toute représentation artistique de la divinité ou de sujets à caractère religieux.
Le mot iconique, emprunté au latin iconicus – lui-même issu du grec eikonikos - n’apparaît en français qu’au 16ème siècle. Au siècle suivant, il inclut la peinture et la sculpture tandis qu’au 20ème siècle, il s’applique à tout signe qui ressemble à son référent. Ainsi par exemple la plupart des panneaux du code de la route sont iconiques. Les livres comportent parfois des icônes (la collection «… pour les nuls») et, surtout, les médias récents en font un usage intensif.
Le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales (CNTRL) créé par le CNRS attribue deux sens à iconique
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le sens de base: relatif à l’image (exemple: une statue iconique représentant fidèlement le vainqueur aux jeux sacrés),
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le sens attribué au 20ème siècle: signe doté de quelques propriétés de l’objet représenté. Ce second sens est applicable aux domaines de la sémiologie médicale qui étudie les signes (les symptômes) des maladies et à celui de la linguistique qui traite des systèmes de signes incluant le langage.
Définitions complètes de iconique dans le dictionnaire du CNTRL, 09 2024
Mais le dictionnaire Larousse, toujours prompt à refléter les évolutions récentes du langage courant, passe rapidement sur les deux sens du CNTRL pour y ajouter deux autres sens qui sont à la base du succès de ces dernières années:
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«se dit d’un objet, d’un produit particulièrement représentatif d’une marque,»
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«se dit d’une personne qui incarne un courant, une mode,une époque.»
La formule «se dit de» vise sans doute à prendre de la distance avec ces dérives.
Définitions de iconique dans le dictionnaire Larousse, 09 2024
L’Académie Française, en ligne avec le CNTRL dans son dictionnaire, n’intervient pas mais, ô surprise, renvoie sur son site à un autre site du ministère de la culture FranceTerme (dont j’ignorais l‘existence) pour sac iconique.
Définitions de iconique dans le dictionnaire de l’Académie Françaiise, 09 2024
Deuxième surprise, j’y apprends que sac iconique a fait l’objet d’une inscription au Journal Officiel du 25 janvier 2023 dans lequel il est ainsi défini: «sac à main à la dernière mode ou emblématique d’une marque, qui constitue un incontournable».
Définition de sac iconique au Journal Officiel, 25 01 2023
En poussant plus loin ma recherche, j’apprends que cette formulation est issue d’une «commission d’enrichissement de la langue française» placée sous l’autorité du premier ministre et à laquelle appartient notamment l’académicien Jean-Marie Rouart. Cette commission ne fait qu’édicter des recommandations qui sont néanmoins publiées au Journal Officiel (peut-être du fait d’être sous la coupe du premier ministre?).
Visant à limiter l’emploi de termes étrangers, l’objectif de cette commission consiste à «mettre à la disposition des services de l’État comme des acteurs économiques un vocabulaire français adapté aux besoins d’une communication claire et accessible au plus grand nombre».
Ici, on me permettra de formuler trois remarques d’ordre général:
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Pourquoi cette commission est-elle présidée par le premier ministre (qui a beaucoup d’autres choses à faire) et ne dépend-elle pas directement de l’Académie Française?
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Pourquoi ses travaux ne débouchent-ils pas sur des obligations, particulièrement quand il s’agit des services de l’État? J’ai ainsi vu récemment le bulletin municipal de ma commune s’intituler niaisement «My» suivi de son nom.
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Espère t’on vraiment que le Journal Officiel soit le canal adapté pour diffuser des messages au «plus grand nombre»?
Quant à la définition proposée en l’occurrence:
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Pourquoi la réserver aux sacs alors que, comme on va le voir, elle est appliquée depuis le début de sa diffusion à bien d’autres choses et personnes?
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Pourquoi proposer sac iconique en remplacement de l’anglais it-bag alors que «à la mode» et «emblématique» mentionnés dans la définition qui en est donnée peuvent très bien convenir et que le détournement du sens initial de iconique ne contribue en rien à l’«enrichissement de la langue française»?
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Pourquoi ajouter «qui constitue un incontournable», qui semble provenir en ligne directe d’un message publicitaire quand les montants de ces produits de luxe les détournent de la grande majorité des citoyens français?
Dans cette chronique, j’ai voulu déterminer de quand datait la vulgarisation de iconique et j’ai utilisé pour cela Google Trends en l’interrogeant sur la fréquence d’apparition du mot sur les vingt dernières années. J’ai ainsi pu identifier que ce phénomène était apparu il y a quatorze ans et qu’il avait pris une ampleur croissante depuis lors.
Nous examinerons donc successivement les années 2010 et 2024. "
Pour l'écriture de cette chronique, j"ai compulsé les ouvrages suivants :
Guide de la rédaction à l’usage des médias, Michel Voirol, ediSens 2023
Le journalisme pour les nuls, Jean-Jacques Cros, FIRST Editions, 2011
Le style correct, Geneviève Fournier, Les Éditions Demos, 2010
L’écriture journalistique, Jacques Mouriquand, PUF Que sais-je?, 2011
J'ai en outre utilisé Gemini (IA) comme outil de recherche documentaire complémentaire.
Textes entre guillemets extraits de l'Abécédaire d'un baby-boomer
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