Urbanisme

1994 Cités radiées

"Jusqu’aux années soixante-dix, on avait beaucoup construit afin de résorber une crise du logement particulièrement aiguë au sortir de la guerre. Nécessité fait loi. L’esthétique et l’insertion dans le « tissu urbain » préexistant n’y trouvaient pas souvent leur compte.

Cependant, certains architectes, Le Corbusier en tête, avaient théorisé sur le sujet, transformant ce qui constituait une réponse quasi-obligée à une situation critique en une solution miraculeuse devant apporter la félicité aux heureux élus.

Cité radieuse Marseille
Cité radieuse Marseille

Le Corbusier qualifiait ainsi ses barres de « cités radieuses », la plus célèbre d’entre elles étant édifiée à Marseille. Ces « villages verticaux » présentaient quelques caractéristiques spécifiques en ce qui concerne leur aménagement intérieur. La plus grande originalité consistait à regrouper dans une même barre massive appartements, commerces et services (garderie notamment). S’agissant à l’origine de logements HLM, le caractère pratique était par conséquent contrebalancé par une forme de casernement social. D’autres particularités étaient sans conteste positives comme une attention ergonomique portée à l’aménagement intérieur des placards et la répartition des pièces sur deux niveaux permettant d’isoler les lieux des parents et ceux des enfants. Pour autant l’extérieur ne se distinguait des autres barres que par des enduits colorés divers et l’ensemble (grand) ne justifiait pas de prétentions démesurées.

Cité radieuse Rezé
Cité radieuse Rezé

Cependant Le Corbusier plaçait haut la barre (si j’ose ainsi m’exprimer) : « L’urbanisme s’inquiétant du bonheur et du malheur, s’attachant à créer le bonheur et à chasser le malheur, voici une science digne en cette période de désarroi » . Cette conception élevée s’accompagnait d’un docte verbiage. Ainsi, dans un entretien le 5 juin 1960 : « l’architecture moderne, c’est une religion qui a pour effet d’exiger la présence et l’action de gens totalement désintéressés et accessibles à l’ineffable de la recherche ». Ineffable encore dans la même interview : « j’ai fait mon travail d’architecte : j’ai apporté un peu d’espace ineffable ». Pour juger de la modestie du « Maître » (ainsi l’intervieweur le qualifiait-il, ce qui ne faisait pas ciller l’intéressé), rappelons que ineffable employé comme substantif signifie rien moins que « ce qui ne peut être exprimé par le langage en raison de la transcendance d'une réalité qui dépasse l'homme».

D’autres architectes de renom partageaient cette assurance quant à leur rôle éminent dans le destin des hommes. Ainsi Emile Aillaud : « les individus finissent par ressembler à l’architecture ».

Emile Aillaud interviewé à propos de Grigny le 10 12 1972, 12 minutes 50

Certains universitaires comme René Kaes s’associaient à ces visées idéalistes : « dans ces grands ensembles plus que partout ailleurs s’élabore la nouvelle culture, la culture de masse » ou encore : « le grand ensemble est le support écologique de la culture de masse ; c’est la genèse d’une autre Société »."

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"Cependant, dès 1973, les autorités prennent conscience des limites de ces envolées hyperboliques : une circulaire ministérielle interdit la construction en France de grands ensembles. Olivier Guichard, ministre de l’aménagement du territoire, de l’équipement et du logement évoque même à ce sujet son devoir de « protéger les municipalités d’une tentative d’autodestruction ».

Une vingtaine d’années plus tard, il n’est plus question seulement d’interdire mais de démolir les bâtiments les plus emblématiques (les plus massifs).

Il serait injuste d’imputer aux architectes la dégradation accélérée des immeubles et de leurs abords, laquelle est le fait d’une poignée de leurs résidents. Cependant, pour le moins, ces architectes et leurs zélateurs n’étaient pas parvenus à « créer le bonheur » dans les « espaces ineffables ». Si « les individus finissent par ressembler à l’architecture », la minorité malfaisante à l’origine de la détérioration des lieux n’était pas flatteuse pour les responsables de cette architecture.

Quant à la création d’une « nouvelle culture », sauf à considérer qu’une flopée d’onomatopées hargneusement scandée sur un hourvari lancinant constitue une contribution au patrimoine de l’humanité …

Cité des Bosquets à Montfermeil
Cité des Bosquets à Montfermeil

"Le 16 juin 1994, dans le cadre de la « politique de la ville », la journaliste des actualités télévisées présentait la destruction de « l’un des symboles des ghettos de banlieue" : la barre la plus imposante de la cité des Bosquets à Montfermeil, architecte Le Corbusier."

 

Destruction barre de la cité des Bosquets érigée en 1965, 16 06 1994, 2 minutes

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Textes entre guillemets extraits de l'Abécédaire d'un baby-boomer

 

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