Tournée

1955 Tournée récréative

"Levons toute ambiguïté: en dépit de ce titre «tournée récréative», je ne vais pas évoquer de tournées théâtrales à destination des enfants mais des tournées réalisées par des commerçants apportant à domicile – ou presque – selon une fréquence suffisamment élevée les aliments que le jardin et la basse-cour ne peuvent procurer."

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"On notera toutefois qu'outre les marchands de glaces et de marrons («chauds les marrons» quand les glaces ne sont plus de saison), il existe encore au début des années cinquante à Paris des marchandes des quatre saisons s'approvisionnant aux Halles centrales, encore que ces achalandages demeurent le plus souvent statiques une fois parvenus à leur destination.

"Selon mon souvenir, seuls les bougnats et les marchands de vins et spiritueux pratiquent alors des livraisons à domicile (pas vraiment des tournées par conséquent). Les vins Nicolas utilisent pour ce faire des triporteurs à leur enseigne et un marchand de vins situé à l'angle des rues Geoffroy Saint Hilaire et Poliveau compte sur sa voiture personnelle pourtant tout à fait inadaptée à cet usage puisqu'il s'agit d'une 4CV Renault (noire et précautionneusement astiquée) dont il a retiré l'assise du siège arrière afin d'y déposer au mieux deux ou trois cageots en bois."

"L'utilisation d'une voiture unique (à la fois familiale et professionnelle), le plus souvent un petit utilitaire, est la règle commune dans le contexte de pénurie de l'après-guerre. La rareté de l'acier avait conduit les autorités à privilégier les véhicules utilitaires nécessaires au redémarrage de l'économie au détriment des voitures de tourisme. Ainsi en 1948, 60000 utilitaires étaient sortis des chaînes de fabrication contre 6000 berlines et limousines.

Comme la diffusion des voitures individuelles demeurait fort limitée, les tournées vivaient alors leur âge d'or. De plus, le commerce de bouche étant exclusivement assuré dans des boutiques (ni supermarchés, ni centres commerciaux), il appartenait à ceux qui le pouvaient de faire eux-mêmes la tournée des divers commerçants tous spécialisés, lesquels étaient très nombreux.

Ainsi, au Locheur, petite bourgade du Calvados comptant à l'époque moins de deux cents habitants, il y avait trois commerces d'alimentation: un boucher-charcutier, un boulanger faisant office de pâtissier le dimanche et une épicerie offrant un peu tout ce que l'on ne trouvait pas dans les deux autres échoppes.

Je ne pense pas que l'épicier, qui tenait aussi la cabine téléphonique et un café dans la salle attenante, faisait en outre des tournées mais il était concurrencé par un autre épicier tenant boutique dans le chef lieu de canton Evrecy. Ce commerçant-là se distinguait des autres par la taille de son fourgon, un cube Citroën dans lequel il se tenait debout derrière un comptoir (configuration qui s'est généralisée depuis lors). Précurseur, il sera aussi l'un des premiers acquéreurs de la «voiture du siècle», la DS 19."

"Dans ce chef-lieu de canton qui comptait moins de 600 habitants, il y avait trois épiciers, deux bouchers et deux boulangers-pâtissiers, la plupart assurant également des tournées qui en 2CV camionnette, qui en Simca 8 fourgonnette ou aronde messagère, qui en fourgon Juva 4 Renault.

Au Locheur, le boulanger et le boucher tournaient également en utilisant précisément des fourgons Juva 4, le premier vitré, le second intégralement tôlé (y compris la porte arrière)."

Publicité Renault pour la forgonnette Juva 4 ou l'on voit le boucher enfourner ses pièces de viande dans la carapace tôlée
Publicité Renault pour la forgonnette Juva 4 ou l'on voit le boucher enfourner ses pièces de viande dans la carapace tôlée

" La relation qu’entretenait le boucher avec mes parents me fournit l'occasion de l'accompagner une fois dans ses pérégrinations.

Commencée dans le courant de l'après-midi par la dépose des morceaux de viande emballés dans du papier cellophane à même la tôle de la Juva, la tournée pouvait se terminer très tard dans la soirée après moult haltes parfois fort longues. Il s'agit plutôt d'une tournée de livraisons à des clients réguliers, le boucher faisant souvent lui-même le choix des morceaux en l'absence d'une commande bien précise (sur le même mode que celui des jardiniers bio d'aujourd'hui composant leurs paniers en fonction de la disponibilité de leurs fruits et légumes). La carapace intégralement tôlée et sans isolation de la Juva 4 ne trouvait pas toujours l'ombre nécessaire où stationner pendant les temps de pause et la température ambiante aurait sans doute eu alors de quoi faire pâlir un contrôleur sanitaire d'aujourd'hui. Ces haltes de la tournée étaient propices à des échanges que l'on qualifierait aujourd'hui de conviviaux et qui s'accompagnaient souvent de quelques viatiques. Si j'osais, je dirais que la tournée était ponctuée par les tournées.

 

Le terme de récréatif me semble bien caractériser ce périple. Récréatif pour les clients, surtout des clientes d'ailleurs, fermières, femmes seules ou bien «au foyer», souvent dans un habitat isolé, vraisemblablement sans guère de visites. Récréatif aussi pour le boucher qui appréciait visiblement d'échapper pour un temps à la compagnie des bêtes à occire et à débiter dans son échoppe exiguë (il pratiquait l'abattage dans un hangar de son beau-père)."

Avec ma mère, un panneau qui n'existe plus depuis la fusion avec Urville en 1964
Avec ma mère, un panneau qui n'existe plus depuis la fusion avec Urville en 1964

 

"Quelques autres années durant, à Nacqueville dans la presqu'île de La Hague ou nous passions des vacances, il y avait aussi plusieurs commerçants à demeure malgré le faible nombre d'habitants (environ trois cents). Nous occupions un appartement loué dans la maison d'un épicier qui tenait aussi un café et faisait en outre des tournées de poissonnier dans la presqu'île (alors peu peuplée, les installations nucléaires n'y étant pas encore implantées). Il utilisait pour ce faire une Peugeot 203 commerciale (son unique véhicule). Là, il s'agissait de vrais tournées avec klaxon surpuissant et distinctif. Le poisson était disposé dans des bacs de glace. Son gendre sillonnait une autre partie de la presqu'île avec un fourgon Juva 4 du même modèle que celui du boucher du Locheur. Le boucher de Nacqueville utilisait quant à lui une vieille Peugeot 402 d'avant-guerre dans laquelle il trimbalait à l'air du large des carcasses provenant sans doute d'un abattage local (l'obligation d'abattre dans des lieux dédiés ne viendra que plus tard). Je ne saurais dire s'il faisait lui aussi des tournées mais cela est très vraisemblable."

Les utilitaires que je viens d'évoquer

"Mes observations en Basse-Normandie (la seule source dont j'aie disposé pour écrire cette chronique) valent sans doute pour les autres régions ainsi que je peux le subodorer en écoutant des personnes aujourd'hui très âgées. .

Sans sombrer dans une nostalgie éplorée et dans un «mal du pays disparu», force est de constater que les commerçants d'alors étaient de grands contributeurs au maintien d'un lien social que ce soit dans leurs boutiques (où l'on passait beaucoup de temps) ou lors de leurs tournées (opportunités de contacts souvent limitées par ailleurs)."

Textes entre guillemets extraits de l'Abécédaire d'un baby-boomer

 

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