"De tout temps, les histoires pour les enfants ont répondu aux besoins de ces derniers de se faire rassurer par leurs parents, qu’il s’agisse hier des contes de mon enfance, tel le petit chaperon rouge, ou des personnages aux faciès hideux des films fantastiques issus de l’imagination des scénaristes américains ou japonais d’aujourd’hui. Dans ma tendre enfance, ces films-là n’existent pas encore. Cependant, je côtoie régulièrement des hommes en chair et en os, du moins de ce qui leur en reste, bien plus affreusement balafrés. Ce sont les modestement dénommées « gueules cassées », modestement car la casse n’a souvent pas épargné leurs autres membres."

"Ces hommes – qui ont, au seuil de ces années cinquante, à peine plus de soixante ans – témoignent par leurs dégaines singulières des épouvantables tueries de la guerre de 14-18. Certains ont effectivement des gueules cassées qui devraient donner des cauchemars aux plus forcenés des va-t’en-guerre."

Au marché Mouffetard ou ils se rassemblent, ils portent des drapeaux et arborent cocardes et décorations sur ce qui leur reste de corps. Prothèses, béquilles et petites voitures sont au rendez-vous."

"Mes souvenirs de cette époque lointaine où j’étais encore tout gamin sont évidemment flous et incertains. L’une de ces gueules cassées pourtant a frappé ma mémoire : outre ses blessures faciales, il est cul-de-jatte et n’apparaît jamais au marché que juché sur son tricycle très particulier. Le guidon, qui surplombe la troisième roue à l’avant, est équipé d’un pédalier qu’il mouline avec ses bras pour se déplacer d’un commerce à l’autre. Au fur et à mesure de ses arrêts, il fait empiler ses emplettes sur le porte-bagages par les commerçants et marchandes de quatre saisons."

"Curieusement, alors que la France est à peine sortie de la guerre de 39-45, seuls sont visibles – et très ostensiblement – les acteurs survivants d’une autre guerre qui s’est achevée trente ans plus tôt. Et, comme mes grands-pères sont morts depuis longtemps (mon grand père paternel des suites de l’exposition aux gaz dans les tranchées), je ne sais guère plus de cette guerre que l’image donnée par ces malheureux amochés."