Commerce

1954 Des commerçants si commerçants

"Les « commerces de proximité » de mon enfance sont dans le voisinage du domicile de mes parents, au milieu du boulevard Saint Marcel à Paris, à mi-chemin de l'avenue des Gobelins (qui débouche sur le marché Mouffetard) et du boulevard de l'Hôpital (qui, longeant les hôpitaux de la Pitié et de la Salpêtrière, descend vers la Seine et la gare d'Austerlitz).

 

La proximité de ces commerces tient aussi au fait qu’ils répondent à des besoins essentiels et quotidiens : se nourrir, se chauffer, se soigner et s’informer.

 

Les boutiques sont pour la plupart de dimensions modestes : moins de dix clients peuvent y trouver place à la fois. Aussi la saturation des lieux est-elle souvent atteinte. Il en faudrait plus pour inciter le commerçant à accroître sa «productivité». Aucun ne se hasarderait à expédier une sobre salutation accompagnée d’un sourire stéréotypé : chacun tient à montrer qu’il s’intéresse à son client, qu’il prend de ses nouvelles, qu’il sait à propos lui recommander la bonne affaire du jour …en un mot, que le commerçant est vraiment commerçant, affable et soucieux au même niveau de ses intérêts et de ceux de son client.

 

Chacune de ces boutiques est une espèce de cercle particulier avec ses odeurs, son ambiance, son propre tempo imprimé par le commerçant, maître des cérémonies du négoce."

...

"A gauche en sortant de l’immeuble, la confiserie «Soyez gourmands» affiche une devanture aux couleurs dominantes de ses bonbons: boiseries peintes de laque blanche et rose (comme les dragées que l’on y vend). On y pénètre par une porte à clenche dont l’ouverture déclenche un grelot. Rien qui incite vraiment à franchir le pas de la porte. L’intérieur de la bonbonnière est soigneusement dissimulé derrière les boîtes et paquets de sucreries diverses qui décorent la vitrine."

...

"La confiserie jouxte le marchand de couleurs du 40.

Aux odeurs sucrées des dragées et des berlingots se substituent celles d'une hygiène austère à base d'eau de Javel et de vernis divers. En dépit du nom qu'on lui donne, le magasin du marchand de couleurs donne plutôt dans le sombre, n'étaient les divers ustensiles en ferblanterie qui remplissent les rayons.

Ma mère trouve ici le nécessaire pour l'entretien de la maison. Est-ce du fait de la quasi-obscurité du lieu, des émanations chimiques quelque peu entêtantes où du tempérament de la commerçante, ce n'est pas un lieu où nous nous attardons bien longtemps.

 

Passée la porte du 40, un autre magasin plus accueillant nous attend : la succursale des vins Hauser. On ne trouve pas seulement ici les « litres » consignés à l'enseigne de la marque et embouteillés dans les entrepôts de Charenton . C'est, au-delà du dépôt des alcools de la marque , une « épicerie et primeurs ». L'abondance de biens se conjugue avec une affluence d'acheteurs qui, combinée à l'acuité toute particulière du caractère commerçant de la commerçante, engendre de longues séquences de convivialité forcée, parfois récompensées par la remise de buvards à la gloire des œuvres du sieur Hauser."

Les commerces boulevard Saint-Marcel à Paris années 50
Boulevard Saint Marcel. Au premier plan, ma tante Gabrielle et sa 2CV toute neuve. Au second plan, les commerces : la confiserie, les "couleurs", "Hauser",son camion de livraison et ses cageots de bouteilles (pleines et consignées).
Buvard publicitaire pour les vins Hauser à destination des enfants
Buvard publicitaire pour les vins Hauser à destination des enfants

"Pour compléter les emplettes quotidiennes, il nous faut rebrousser chemin et traverser la rue Geoffroy Saint-Hilaire, en direction de mon école située au 64 du boulevard.

Face au marchand de meubles, une assez vaste boulangerie pâtisserie : ici le patron, libéré aux aurores de son fournil en sous-sol, se plait à contribuer à des débats animés avec une clientèle que la dimension des lieux lui permet de constituer en assemblée. Sans doute les débats finissent-ils par atteindre une trop forte intensité car, un jour, ma mère se fâche et n’y remet plus les pieds.

Citroën Traction 15-6

Juste à côté, au 50 toujours, la boutique est beaucoup plus exiguë. La raison sociale : "beurre – œufs - fromages" ne rend pas compte de tout ce que l’on y trouve : de la charcuterie mais aussi des fruits et légumes que le patron va chaque matin chercher aux Halles centrales avec sa Citroën Traction 15 chevaux.

Revue de P Poujade : Fraternité Française

Celui-ci donne dans le prosélytisme politique : il est poujadiste, tient à ce que cela se sache et ne serait pas mécontent de transformer ses clientes en émules de celui qui s’est autoproclamé défenseur des petits commerçants et, pour ratisser plus large, des «petites gens». Hélas, les sessions imposées d’initiation à la "pensée" poujadiste nuisent beaucoup à la promptitude du débit de lait et ne contribuent pas à me rendre réceptif à la dialectique «les petites gens parlent aux petites gens»..

Hachoir manuel d'ou pendent des nouilles de viande

...

"Pour finir de remplir le cabas, il suffit de descendre la rue Geoffroy Saint-Hilaire. Là, au croisement avec la rue Poliveau, sur une petite placette, se trouvent tous les autres commerces : une boucherie avec son hachoir à viande d’où pendouillent des nouilles de viande, un marchand de légumes à l’étal en plein air « Au cours des halles » doté d’un stock de vieux journaux qui servent à emballer la marchandise après pesée sur la balance à poids".

Poisson emballé dans un journal

... "Sur la place débouche aussi la rue du Fer à Moulin qui dessert la Halle aux Cuirs (qui sera démolie en 1965 pour faire place à la Faculté Censier). C’est là, un peu à l’écart, que se tient le commerce du vendredi : le poissonnier. Ses poissons, extraits des bacs à l’air libre dans lesquels ils se pavanent dans de la glace pillée, ont aussi droit à un emballage à base de nouvelles plus ou moins fraîches."

Ce que sont devenus en 2016 les commerces que nous venons de visiter (images - parfois un peu déformées - issues de Google street view).

Comme on le constate, les commerces de proximité plus ou moins indispensables à la vie quotidienne ont tous été remplacés par d'autres commerces .

 

Pour poursuivre la consultation de cette rubrique, cliquez ici

 

Textes entre guillemets extraits de l'Abécédaire d'un baby-boomer

 

Pour faire un commentaire, une suggestion, une critique, cliquez sur ce lien