Carte perforée

1969 Des vides pleins de sens

"La carte perforée est un objet singulier à double titre:

 

  • en tant qu'objet commercialisé, c'est une carte pleine, sans aucune perforation. Il appartient au client de lui donner sa fonction en perforant à bon escient les trous pour leur donner les attributs d'un objet de gestion bien réel (le stock d'une pièce, le montant d'un salaire …) ainsi que les lignes de code des programmes qui exploiteront ces données. Le fait que la carte seule ne vaille rien explique pourquoi personne n'a eu l'idée de la nommer carte à perforer;
  • même une fois perforée, la carte seule, isolée, n'a aucune valeur. Elle ne trouve sa raison d'être qu'assemblée avec d'autres cartes et exploitée par un programme écrit sur un autre ensemble de cartes, lesquelles cartes exploitées par une tabulatrice (mécanographie) ou par un ordinateur (informatique) fournissent un résultat ayant un sens tangible (la situation du stock, les feuilles de paie …).
Une ligne de code d'un programme (en clair en haut)
Une ligne de code d'un programme (en clair en haut)

On peut certes objecter que les trous traduits en données sur la première ligne de la carte apportent quelques lumières sur le contenu mais il s'agit alors d'une bien piètre utilisation de l'espace disponible «en clair» (les bristols des employés en manches de lustrine de Courteline étaient bien mieux utilisés …)

 

Les spécifications de la carte la plus répandue dans le monde demeurent quasiment celles définies par Hermann Hollerith à la fin du dix-neuvième siècle. Il s'agit d'un rectangle de carton de 188 sur 83 millimètres divisé en 80 colonnes et comportant 12 lignes, lequel rectangle de carton est coupé à 45 degrés dans son angle supérieur gauche. A l'intersection colonne-ligne, le trou a une dimension de 3 sur 1,2 millimètres. On peut donc avoir 960 trous dans une carte.

 

Pour assurer que les cartes perforées soient exploitables sans anicroche, elles doivent répondre à des conditions exigeantes que ce soit au stade de la fabrication (origine et traitement de la pâte à papier notamment) comme à ceux du transport et de la conservation (humidité relative, température, bacs de stockage …).

Perforatrice-vérificatrice IBM
Perforatrice-vérificatrice IBM

Reste à garantir la qualité de la perforation. Pour ce faire, les informations manuscrites saisies à l'origine sur des bordereaux de perforation sont transformées en petits trous par des opératrices (j'utilise délibérément le féminin, n'ayant jamais vu un homme occuper cette fonction) que l'on dénomme familièrement des «perfo-vérifs» car l'opération se déroule en deux temps:

  • la perforation s'opère au clavier d'une machine appelée sans surprise une perforatrice,
  • la vérification est réalisée, sans plus de surprise, sur une vérificatrice. Les mêmes informations sont ressaisies mais se traduisent en impulsions de cellules photo-électriques à la place des poinçons. On constate ainsi que chaque trou a bien été fait là ou il fallait, qu'il n'en manque pas et qu'il n'y en a pas en surplus.

La partie la plus visible de l'informatique d'alors a quelque chose d'une entreprise de papeterie, impression renforcée par le fait qu'en aval des traitements des imprimantes produisent à la cadence des rotatives de presse des monceaux d'états en accordéon. L'heure informatique n'est ni au bureau sans papier ni à la préservation des forêts (plus d'un milliard de cartes consommées en France en 1960 …).

 

Après cette entrée en matière un peu longue mais, je crois, nécessaire compte tenu de l'écart abyssal qui sépare l'informatique de 1969 de celle que nous connaissons presque un demi-siècle plus tard, j'en viens à mon témoignage. La petite entreprise dans laquelle j'ai travaillé avant d'effectuer mon service militaire avait la particularité (inimaginable aujourd'hui) d'imposer un horaire de base de 50 heures par semaine et d'encourager fortement à lui ajouter les heures supplémentaires nécessaires à satisfaire ses clients. Un système de primes décourageait en outre tout absentéisme et même toute réduction intempestive de l'horaire ne serait-ce qu'une fois dans le mois, justification réelle ou pas. Pas étonnant dès lors que sa première priorité en se dotant d'un ordinateur ait été le traitement de la paie. Au milieu des années soixante, cette entreprise qui ne devait pas occuper plus d'une centaine de personnes, pouvait être considérée comme pionnière.

 

La deuxième entreprise, moyenne, que je rejoins en 1967 œuvre dans le domaine des instruments de bord pour les secteurs de l'automobile et de l'aéronautique. Elle porte un nom connu et il est rétrospectivement surprenant d'observer qu'elle a jusqu'alors fonctionné sans recourir à l'informatique et à la mécanographie, ne serait-ce que dans une optique d'amélioration de sa productivité.

 

Dans les deux cas, le «passage à l'informatique» et à ses indissociables cartes perforées sont présentés par les Directions et, je crois, ressentis par le personnel comme des étapes importantes dans la vie de ces entreprises.

Textes entre guillemets extraits de l'Abécédaire d'un baby-boomer

 

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